" Le pavé de l'ours" Toshiyuki Horie
"L'ours et l'Amateur des jardins
Certain ours montagnard, ours à demi léché,
Confiné par le sort dans un bois solitaire,
Nouveau Bellérophon, vivait seul et caché.
Il fût devenu fou; la raison d'ordinaire,
N'habite pas longtemps chez les gens sequestrés.
Il est bon de parler, et meilleur de se taire;
Mais tous deux sont mauvais, alors qu'ils sont outrés.
Nul animal n'avait affaire
Dans les lieux que l'ours habitait;
Si bien que, tout ours qu'il était,
Il vint à s'ennuyer de cette triste vie.
Pendant qu'il se livrait à la mélancolie,
Non loin de là, certain vieillard
S'ennuyait aussi de sa part.
Il aimait les jardins, était prêtre de Flore,
Il l'était de Pomone encore:
Ces deux emplois sont beaux; mais je voudrais parmi
Quelque doux et discret ami.
Les jardins parlent peu, si ce n'est dans mon livre;
De façon que, lassé de vivre
Avec des gens muets, notre homme, un beau matin,
Va chercher compagnie, et se met en campagne.
L'ours, porté d'un même dessein,
Venait de quitter sa montagne.
Tous deux, par un cas surprenant,
Se rencontrent en un tournant,
L'homme eut peur: mais comment esquiver? et que faire?
Se tirer en Gascon d'une semblable affaire
Est le mieux: il sut donc dissimuler sa peur.
L'ours, très mauvais complimenteur,
Lui dit: "Viens-t'en me voir." L'autre reprit "Seigneur,
Vous voyez mon logis: si vous vouliez faire
Tant d'honneur que d'y prendre un champêtre repas,
J'ai des fruits, j'ai du lait. Ce n'est peut être pas
De nos seigneurs les ours le manger ordinaire;
Mais j'offre ce que j'ai." L'ours accepte, et d'aller.
Les voilà bons amis avant que d'arriver;
Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble:
Et, bien qu'on soit, à ce qu'il semble,
Beaucoup mieux seul qu'avec des sots,
Comme l'ours en un jour ne disait pas deux mots,
L'homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage.
L'ours allait à la chasse, apportait du gibier,
Faisant son principal métier
D'être bon émoucheur, écartait du visage
De son ami dormant ce parasite ailé
Que nous avons mouche appelé.
Un jour que le vieillard dormait d'un profond somme,
Sur le bout de son nez une allant se placer,
Mit l'ours au désespoir; il eut beau la chasser.
"Je l'attraperai bien, dit-il; et voici comme."
Aussitôt fait que dit, le fidèle émoucheur
Vous empoigne un pavé, le lance avec raideur,
Casse la tête à l'homme en écrasant la mouche,
Et non moins bon archer que mauvais raisonneur,
Raide mort étendu sur place il le couche.
Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami,
Mieux vaudreait un sage ennemi." La Fontaine
Lors d'un séjour à Paris, le narrateur appelle un ami qu'il n'a pas vu depuis longtemps. Celui-ci vit en Normandie et part prochainement faire des photos en Irlande. Ils n'ont qu'une journée pour se rencontrer. La décision est prise: le narrateur prend le train jusqu'à Caen, l'ami vient le chercher à la gare et le conduit jusqu'à sa maison.
Voilà comment il est question du Mont St Michel, d'Avranches et d'Emile Littré originaire de cette ville. D'une carrière de granit et d'une fabrique de pavés. De Jorge Semprun et de l'importance des mots. De Primo Levi et de la transmission de la judaïté après l'holocauste. De l'ours du petit David. Du dictionnaire et du pavé de l'ours. Et du rôle d'une relation amicale: pouvons-nous être "l'ignorant ami"?
Emile Littré est né en 1801. Elève brillant, il entreprend des études de médecine, il renonce à devenir médecin et se lance dans l'étude de différentes langues. Un des plus grands érudit de son temps, il fonde des journaux médicaux, publie la traduction des "Oeuvres" d' Hippocrate (entre 1839 et 1861), devient un adepte de la philosophie positive d'Auguste Comte (à la demande de la veuve du philosophe, il écrira "A.Comte et la philosophie positive" en 1863), écrit de nombreux ouvrages. Mais la grande oeuvre de sa vie est le dictionnaire.
Dans "Comment j'ai fait mon dictionnaire", causerie parue à la suite du dictionnaire, Littré en décrit la gestation.
"Mes lectures, toujours très diverses, avaient amené sous mes yeux des recherches étymologiques. A la suite, je me plus à partager quelques mots français en préfixes, suffixes et radicaux. Cela me parut curieux; et incontinent [...], j'imaginai qu'il y avait là matière à un dictionnaire étymologique de la langue [...]"
Il propose l'idée à son ami Louis Hachette, en 1841. Mais Littré ne commencera l'écriture que cinq ans plus tard. Entre temps Hachette décide de faire un " Dictionnaire étymologique, historique et grammatical de la langue française".
Ayant accepté le projet, Littré y travaillera pendant treize ans - sauf un an durant la guerre de 1870- aidé de quelques assistants qui recherchent les citations, de sa femme et de sa fille!
Dans sa causerie, il souligne l'énormité de la tâche accomplie. Parle de ses moments de découragement; de ses craintes pour ses précieuses notes (des milliers de feuillets) protégées dans des caisses et stockées dans la cave de sa maison à la campagne, à l'abri du feu, mais ramenées à Paris en 1870 par crainte des Allemands et qui faillirent être brûlées par les Communards; des nombreuses relectures et corrections nécessaires avant l'édition définitive; de sa discipline de vie: de 9h à 12h, de 13h à 18h et de 19h à 3h du matin, il travaillait tranquille l'été dans sa maison de campagne, l'hiver à Paris il était plus sollicité.
"[...] Lorsqu'éclata la révolution de juillet en 1830, M. Littré, qui dès cette époque appartenait au parti démocratique, fit partie des combattants qui renversèrent le trône de Charles X [...]. Lors de la révolution de février 1848, M. Littré devint membre du conseil municipal de Paris; mais dès la fin de la même année, il revint entièrement à ses travaux [...]. En 1863, M. Littré se porta candidat à l'Académie française; mais un virulent pamphlet, dans lequel le fougueux évêque Dupanloup dénonçait ses doctrines comme immorales et impies, l'empêcha d'être élu. [...]
Nommé, le 8 février 1871, député de la Seine à l' Assemblée nationale [...] M. Littré alla siéger sur les bancs de la gauche, parmi les républicains. [...] Le 15 octobre 1871, M. Littré fut élu membre du conseil général de la Seine pour le canton de St Denis, puis vice-président de ce conseil. Le 30 décembre de la même année, malgré les efforts de M. Dupanloup, l'Académie française se décida enfin à l'admettre dans son sein [...]." Emile Littré par Pierre Larousse
Emile Littré est décédé en 1881.