"Un amour insensé" Junichirô Tanizaki
Lorsqu'un Japonais rencontre une femme indépendante - non pas comme on l'entend aujourd'hui, ayant un emploi et un salaire, le roman est écrit en 1924 - mais libre dans sa tête.
Lorsque Jôji, jeune ingénieur célibataire, fait la connaissance d'une apprentie serveuse dans un bar, il tombe sous le charme de son prénom Na-o-mi: "Ma première reflexion fut: "voilà un nom superbe et qui, écrit en caractères latins, pourrait passer pour occidental". Puis peu à peu je me mis à prêter attention à la fille elle-même. Curieusement, c'est une fois éclairé sur ce prénom non exempt de recherche, que j'en vins à trouver à la personne une physionomie tout à fait intelligente, avec quelque chose d'occidental, et à me dire: "Ce serait pitié que de la laisser végéter comme serveuse dans un pareil endroit!"
Jôji n'a pas envie de se marier en suivant la tradition des mariages arrangés. Mais il se dit: "Après tout, pourquoi ne pas aménager une maison, même petite, décorer des pièces, planter des fleurs, suspendre une cage à oiseaux dans une véranda bien exposée, en prévoyant une bonne pour la cuisine et le ménage? Si Naomi voulait bien y venir, elle pourrait faire office de servante et tenir la place de l'oiseau." Il lui propose un marché: il lui permet de s'élever socialement et elle vient vivre chez lui. Ils s'installent dans une maison non conventionnelle, ayant appartenu à un artiste. Il lui offre des cours d'anglais et de musique, elle tient la maison. Naomi est une adolescente prête à faire des efforts pour mériter le confort qu'il lui fournit. Elle le déçoit sur le plan intellectuel, mais elle devient de plus en plus belle. Elle est coquette, il ne lui refuse aucun ornement. Peu à peu les sentiments de Jôji évoluent, il est amoureux et comme il a pris soin de faire enregistrer leur mariage, ils peuvent vivre en couple. "Bien que je fusse quelqu'un d'assez mal dégrossi, mon goût me portait vers le "dernier cri" et le lecteur a dû se rendre compte que j'imitais en tout la mode occidentale. Si j'avais eu assez d'argent et pu m'offrir toutes mes fantaisies, je serais probablement allé vivre en Occident et me serais marié avec une Occidentale. Mais les circonstances ne me le permettant pas, je m'étais rabattu sur Naomi, prenant pour épouse une Japonaise teintée d'Occident." Jôji manque de confiance en lui, il est complexé par sa petite taille, il n'aurait jamais pu épouser une Occidentale, se dit-il. Il se valorise au travers de sa jeune femme si belle et si hardie.
Mais Naomi devient de plus en plus capricieuse. Elle refuse d'être la servante, elle dépense beaucoup d'argent. Jôji n'est plus maître de la situation. Elle veut des cours de danse occidentale, ils vont au cours de Mme Chlemikaïa. Elle veut aller danser au Café Eldorado. Jôji, mal à l'aise, l'accompagne.
Jôji la trouve vulgaire, trop sûre d'elle. Mais il ne peut se passer d'elle. Il fait la connaissance de ses amis, des étudiants de son âge qui fréquentent les cours de musique et qu'elle rencontre lorsqu'il est au bureau.Il commence à douter de sa fidélité. Jusqu'au jour où il a la preuve de sa trahison. "[...] Naomi était comme un fruit que j'aurais fait pousser moi-même. Ce fruit, je l'avais amené à sa merveilleuse maturité d'aujourd'hui au prix d'incroyables efforts de toutes sortes, en m'y consacrant à fond: il était normal que ce fût à moi, le jardinier, d'y goûter. Personne d'autre n'en avait le droit; [...]"
Mais Naomi n'est pas une personne à s'excuser de sa conduite."Dès qu'elle eut pris conscience que les hommes résistaient difficilement aux séductions de son corps et que, la nuit tombée, elle pouvait faire d'eux ce qu'elle voulait, elle se comporta pendant la journée avec un incroyable manque d'égards." Un soir de colère, il la met à la porte. Il voudrait l'oublier, mais il est obsédé par elle. Il sait qu'elle a de nombreux amis et qu'elle l'a humilié, mais il ferait tout pour la reprendre.
Naomi reviendra mais en dictant ses conditions. Grâce à l'héritage de Jôji, résigné mais qui l'a regagnée, elle vivra comme une grande bourgeoise, dans le quartier occidental de Yokohama, et ses amis appelleront son mari "Georges".
Dans sa préface, Alberto Moravia écrit: "[...] le drame historique du Japon, qui sous-tend toute son oeuvre romanesque, est ici explicite."
Le drame est l'occidentalisation depuis le milieu du XIXè siècle. "L'individu japonais a payé cher l'assimilation de la culture occidentale. Une chose est de remplacer des voiliers par des croiseurs, autre chose est de remplacer les haïkus par les poèmes en prose de Rimbaud." Selon Moravia les Japonais n'en avaient que "les effets les plus immédiats et dévastateurs. Un de ces effets fut la naissance d'un provincialisme particulier et déplaisant, constitué d'un complexe d'infériorité, d'un mimétisme de surface, de la dégradation des coutumes spécifiques." Les deux héros en sont les victimes, avec un dosage différent entre la tradition (plus important chez Jôji) et l'attrait de l'occidentalisation. "La tradition permet donc à Jôji de considérer ses malheurs avec une sagesse délicate, ironique, objective; mais l'occidentalisation fait de Naomi un monstre de vulgarité. Hâtons-nous d'ajouter: un monstre fascinant et, en un certain sens, [...] innocent. [...] Jôji est du même avis que Tanizaki. Il reconnait au fond de la vulgarité de Naomi une irrésistible innocence.[...] Non pas de l'innocence propre à une âme pure, mais de l'innocence entièrement moderne qui naît de causes historico-sociales. Naomi, à bien y réfléchir, n'est pas fautive, parce qu'elle ne peut s'empêcher d'être "actuelle " [...] Tanizaki nous laisse entendre que le destin de Naomi est au fond celui du Japon. La vulgarité cessera quand la culture occidentale aura été complètement digérée et assimilée."