"Le Journal de Sarashina" traduction R.Sieffert
L'auteur, dont on ignore le nom, est une descendante de Sugawara no Michizane (845-903), dernier rival des Fujiwara, qui après sa mort sera reconnu comme "dieu céleste", patron des lettres, de la poésie et de la calligraphie. Sa mère est une Fujiwara et descend, comme Murasaki, de Fuyutsugu (775-856) ancêtre de la "branche nord" du clan. Sa tante est l'auteur du "Journal de l'éphémère" et son oncle le poète Nagayoshi. Elle vient donc d'une famille de lettrés.
Sa biographie a été possible soit grâce aux informations contenues dans son propre ouvrage, soit grâce aux documents sur la carrière de son père -Sugawara no Takasué- et des personnes de son entourage. Elle est née en 1008.
En 1017, elle accompagne son père et la seconde épouse dans une lointaine province (actuel département de Chiba). Sa belle- mère lui parle des "dits" et lui en récite des bribes. La journal commence par le récit du voyage qu'ils font en 1020 pour rentrer à la capitale. Des difficultés sans nombre, des frissons, mais quel délice toutes ces aventures!
Aussitôt arrivée, elle demande à sa mère de lui trouver des manuscrits et se plonge dans la lecture de tous les écrits -dont le "Dit du Gengi"- que sa famille parvient à lui fournir. Elle vit un peu dans ses rêves, car la réalité est plus triste. Ils vivent plutôt modestement, son père n'ayant plus de fonction officielle. Sa belle-mère s'en va. Dans le journal, elle écrit qu'elle a attendu, en vain, des nouvelles pourtant promises.
En 1024 sa soeur décède. Elle s'occupe de ses neveux. En 1032, son père obtient enfin un poste, mais à nouveau dans une province lointaine. Elle reste donc avec sa mère. Elle décrit sa vie ennuyeuse, avec une mère timorée, qui pousse des cris dès qu'il est question de voyage, un pélérinage à quelques centaines de mètres de la ville étant déjà une aventure à ses yeux. Alors que la fille ne rêve que de départs!
En 1039, elle obtient un poste de dame de compagnie auprès d'une princesse, petite-fille de feu Michinaga. Un peu de liberté loin de ses parents vieux jeu, même si elle décrit sa timidité dans un milieu cancanier. Mais elle y fait connaissance de lettrés avec qui elle peut échanger des poèmes.
En 1040, ses parents la marie contre son gré, semble-t-il: "Mais mes parents, dans je ne sais quel dessein,bientôt me retenaient à nouveau." Voilà ce qu'elle dit de son mariage! Après le départ de son époux nommé gouverneur, en 1041, elle vit une période heureuse, ayant retrouvé ses entrées au Palais.
Pas un mot sur son mari dans le journal sauf quand il la laisse partir en pélérinage, il reçoit un compliment! Car à partir de 1045, la voici de nouveau sur les routes. Sous couvert de pélérinages, elle retrouve la vie excitante des voyages, dormant ici ou là, même dans la maison d'un brigand!
Hélas son mari meurt en 1058. Quelques mots pour déplorer cette mort et la peine de son fils. Il semble qu'elle commence alors la mise en forme de son journal.
On ne sait en quelle année elle décède. Vers 1060? "Malgré une allusion qu'elle fait à de vagues indispositions, l'on a plutôt l'impression d'avoir affaire à une solide matrone, taillée pour vivre longtemps encore." ('R. Sieffert dans l'introduction)
Le journal se finit en 1059-60, retirée du monde depuis son veuvage, elle écrit à son neveu:
"Dans l'obscurité
de cette nuit sans lune
comment se fait-il
que vous soyez venu voir
votre tante abandonnée."
C'est ce poème qui a donné le titre du journal. La "tante abandonnée", obasuté, est en effet le nom d'une montagne du canton de Sarashina, dans la province de Shinano, écrit Mr Sieffert dans l'introduction. Une légende raconte: à Sarashina vivait un homme qui avait été élevé par sa tante qui le chérissait. Son épouse, qui était une mauvaise femme, détestait la tante. Celle-ci devenue très vieille était courbée en deux. L'épouse ne la trouvait que plus repoussante et ne cessait de dire à son époux "allez l'abandonner au fond des montagnes". Excédé, l'homme, sous prétexte d'un pélérinage, prit sa tante sur son dos et l'emmena sur le mont, la déposa et s'enfuit. Mais durant la nuit, regardant la lune magnifique, il regretta son acte et écrivit
"Mon coeur je ne puis
de sa peine consoler
ah Sarashina
en voyant la lune luire
au mont où jetai ma tante"
Au matin, il alla rechercher sa tante et prit soin d'elle.
" Et quand on veut dire qu'on est inconsolable, l'on cite cette histoire". Contes de Yamato CLVI et Konkaju monogatari XXX (tr. R Sieffert)
Les "monogatari" ou dits cités dans le "Journal de Sarashina" ou les autres journaux ont presque tous disparus. Il n'en reste que six dont "Les contes de Yamato", "Les contes d'Ise" et "Le Dit de Heichu", considérés comme des "récits à poèmes".
"Les contes de Yamato" sont divisés en deux parties. La première, écrite autour de 950, se passe à la cour de l'empereur Uda (867-931) qui régna de 887 à 897 et de son fils Daïgo (885-930) et est faite d'anecdotes sur les personnes de leur entourage accompagnant les "waka" qu'ils ont écrit en telle ou telle circonstance. La seconde est plutôt un ensemble disparatre de contes populaires. Certains seront repris dans le "Konjaku monogatori" à la fin du XIè siècle.
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"D'une lectrice du Gengi" traduction R. Sieffert
Le "Mumyô -zôshi" ou "Ecrit anonyme" est une oeuvre étrange: c'est une critique littéraire et un manifeste féministe. L'auteur avait une grande érudition.
La narratrice, une vieille nonne retirée du monde depuis longtemps, parcourt la campagne en cueillant des fleurs. S'éloignant parfois de son domicile, elle trouve refuge chez qui veut bien lui ouvrir la porte. Un soir, elle arrive près d'une résidence fort délabrée qu'elle pense inhabitée. Elle entre et traverse le jardin jusqu'à la maison. Elle entend dans le lointain une cithare à treize cordes. Elle est surprise par un groupe de jeunes filles qui la convient à entrer et lui demandent de parler de l'ancien temps. Elle sort le "Livre du Lotus de la Loi" et commence à lire.
La conversation s'engage sur les mérites d'une telle lecture et sur les dits. Feignant le sommeil, elle écoute avec plaisir le bavardage de ses hôtes.
"Le Dit du Gengi" est longuement commenté ainsi que les "Notes de chevet" de Sei Shônagon, les poèmes d'Izumi-shikibu, "Les contes d'Isé", "Les contes de Yamato", les "Poèmes de jadis et naguère", le "Man-yô-shû" ainsi que d'autres recueils et dits.
Chaque oeuvre est critiquée: le style, la valeur des poèmes, les caractères des personnages, les émotions qu'ils font naître. L'auteur n'aime ni les situations invraisemblables ni le surnaturel.
La place des femmes dans le milieu des lettrés est aussi abordée:
"De tout temps, nombreuses furent celles qui s'adonnèrent à l'amour ou qui étudièrent les voies [de l'art et des lettres], mais que jamais encore une femme n'ait compilé un recueil de poèmes, voilà qui est bien dommage. [...] De tout temps, et quelque abondante qu'ait été la production, il aura été bien difficile pour une femme d'obtenir qu'un malheureux poème de sa confection figurât dans un recueil."
Qui est l'auteur? Mr. Sieffert nous dit que le milieu littéraire japonais s'accorde sur la date de sa parution: entre 1198 et 1202. Car six des sept recueils compilés par ordre impérial, dont le "Recueil de mille années" achevé en 1187 par Shunzei, sont cités, mais pas le dernier paru en 1206.
Cette période était agitée, deux clans se faisant la guerre. La capitale avait été détruite par un tremblement de terre, un incendie et la peste et avait perdu un grand nombre d'habitants. Les seuls foyers de culture subsistant à ces troubles étaient les monastères et un cénacle de poètes regroupés autour de l'empereur. Grâce à l' "Office de la Poésie", la seule administration où l'autorité impériale était maintenue, Teika (1162-1241) réussit à sauver les grandes oeuvres de l'époque Heian dont le "Gengi".
C'est dans ce cercle restreint que les érudits japonais ont cherché le possible auteur. Sans aucun doute une femme. La plus connue est la nièce de Teika, appelée "la fille de Shunzei" -en réalité sa petite-fille- célèbre par ses poèmes parus dans les anthologies impériales. Née vers 1170, épouse d'un poète qui la quitte en 1200, elle est au service de l'empereur Go-Toba et entre en religion en 1213. En 1221 l'empereur et son fils doivent s'exiler, elle se retire dans divers monastères. En 1241, après la mort de Teika, elle vit dans le domaine qu'il lui a légué, elle est alors appelée "la nonne de Koshibé".
"Mais alors, pourquoi ne serais-je pas capable, moi aussi, de laisser quelque écrit assez bon pour être retenu par la postérité?"
C'est émouvant de lire ces écrits de femmes sans nom, mais qui ont malgré tout laissé une trace. Japon, XIè siècle, XIIè siècle... si lointaines et si proches...