"Ma" Hubert Haddad
"C'est au Café Crépuscule que j'ai rencontré Saori, voilà quinze ans, sept mois et trois jours."
A la mort de sa mère, Shoichi avait tout quitté, leur appartement, l'université où il commençait des études de vulcanologie et le bar de Mr Bo où il travaillait le weekend. Et pourtant, c'est dans ce bar qu'il avait vu Saori dont il était, immédiatement, tombé amoureux. La première fois, elle était accompagnée de son mari - qui voulait divorcer. La seconde fois, elle était venue seule et lui avait, discrètement, laissé son numéro de téléphone.
Quand il avait, enfin, osé l'appeler, il était allé, tout tremblant, à leur rendez-vous. Elle était si belle, si distinguée, si érudite, si désirable. En riant, elle lui disait qu'il ressemblait à une grenouille avec ses grosses lunettes et lui faisait penser à un autre Shoichi à qui elle vouait une profonde admiration. Si immense, que depuis des années, elle se consacrait à l'écriture de sa biographie.
Saori "lui parla de son métier de traductrice et de son goût pour les excursions pédestres. De ses recherches littéraires aussi, d'une passion indéfectible pour un auteur plutôt méconnu de ses compatriotes sur lequel elle rédigeait une biographie du point de vue particulier de la marche à pied.
- Tu as vraiment quelque chose de lui, mon petit Shoichi [...]
- A cause des lunettes ou de mes sandales de paille tressée?
- Non, sans plaisanter, tu ressembles à Santoka, tu as ses traits, son allure, un air de hibou surpris en plein jour. [...]
- Est-ce pour cela que tu t'intéresses à moi? demanda son jeune hôte [...]
- Quelle idée! s'étonna-t-elle [...] Mais cela m'amuse assez d'avoir à demeure le portrait vivant de Santoka. Même si tu es tout le contraire: sobre, plutôt casanier et d'aspiration rationnelle, du moins dans tes études. Sais-tu ce qu'il disait?
- Qui donc?
- Santoka, voyons! ^Les jours où je ne marche pas, ne bois pas de saké, ne compose pas de haïkus, je ne les apprécie guère.^"
A la fin des années 30, elle avait porté secours à un pauvre être sur le bord de la route. Il s'était présenté comme étant le moine Koho souhaitant se rendre à Matsuyama. Son mari était réticent à faire monter ce misérable dans sa voiture, mais Saori avait reconnu, sous son nom de moine, Taneda Santoka, le grand haïkiste.
"A l'arrière de la Datsun décapotable, brûlant de fièvre après une nuit à la belle étoile, Taneda Santoka savait que le professeur Takahashi Ichijun et son petit cercle d'amis l'accueilleraient sans façon à Matsuyama.[...]L'homme au volant s'était tu après une brève altercation tandis que sa compagne, tournée vers la banquette arrière, le menton posé contre son avant-bras, contemplait le vagabond éreinté avec un air d'une infinie compassion. Mal en point, traversé d'une poignante impression de déjà-vu, Santoka considérait ce beau visage.
- Ne nous sommes-nous pas connus dans ce monde ou un autre? demanda-t-il d'une voix expirante.
- Je rêve! s'écria le chauffeur. Ce moribond te courtise comme un fils d'empereur!"
L'ex-mari de Saori venait d'épouser une femme plus jeune qu'elle. Démoralisée, elle se disait qu'il ne restait plus rien de leur amour et de leur vie. Trop d'années la séparaient de Shoichi. Elle profiterait des vacances universitaires pour finir sa biographie et faire un voyage sur l'île de Shikoku. Elle avait confié son manuscrit à Shoichi et était partie.
Il avait appris par la police qu'elle s'était noyée en tombant du ferry qui la ramenait sur Honshu.
Alors, Shoichi avait de nouveau tout quitté et avait mis ses pas dans les pas de Santoka, qui lui-même, avait mis ses pas dans les pas de Basho.
" La marche à pied mène au paradis; il n'y a pas d'autre moyen d'y parvenir, mais il faut marcher longtemps."
"une pierre pour oreiller
j'accompagne
les nuages" Santoka ("ah! Matsushima" tr. Cheng Wing fun et Hervé Collet)
Le coeur de ce roman est la vie de Taneda Shoichi, Taneda Santoka son nom de plume (1882-1939)
Son père, grand propriétaire terrien à Sabare, trop occupé par ses aventures féminines, gérait mal ses biens. Sa mère se suicida en se jetant dans le puits alors qu'il n'avait que douze ans. La douleur ne l'avait jamais plus quitté. Sa grand-mère avait pris soin de lui, puis son père l'avait envoyé au collège. Un de ses professeurs lui avait fait lire les haïkus de Basho et de Chiyo-ni et les recueils de Dame Murasaki Shikibu et de Dame Sei Shônagon. "Et toute cette littérature des temps féodaux où les voyageurs, poètes ou moines érémitiques parcouraient des contrées de brume et d'orages à travers les guerres incessantes, les cataclysmes et les famines, laissant à peine une fleur de lotus, surgie d'une tourbe immonde, rappeler l'univers à son néant béatifique."
Quelques années plus tard, son jeune frère avait repris le domaine et essayé -en vain- de protéger la famille de la ruine. Lui-même avait aidé son père à créer une brasserie, il s'était marié et avait eu un fils. Mais Shoichi buvait trop et n'était pas doué pour les affaires et ils avaient fait faillite. Son épouse et lui s'installèrent sur l'île de Kyushu, à Kunamoto, en ouvrant une boutique d'encadrement. Elle finit par le mettre dehors. Avait commencé une vie d'errance.
Il avait eu quelques refuges.
Il participait à la revue Sôun et avait des amis poètes dont Hosai, même si l'éditeur se plaignait de son manque d'assiduité.
Il obtint un poste d'aide-archiviste dans une bibliothèque de Tokyo où il passa plus de temps à lire qu'à travailler et fut renvoyé. Le tremblement de terre de 1923 le chassa de Tokyo.
Il retourna chez son épouse, mais elle ne l'aimait plus et son fils ne voyait en lui qu'un miséreux imbibé de saké. Il reprit la route.
"Amour perdu! Ce qu'il avait cru être n'existait plus. Marcher cependant le soignait, il devenait un autre homme en marchant." Et il pensait à Ryokan, "parti comme un coucou sur les chemins de la charité et bienheureux de boire au hasard des rencontres
^Demain, le jour suivant - qui le dira?
Soyons ivres de ce jour même!^"
Recueilli dans un monastère, il devint le moine Koho au bout d'un an. Il avait maintenant la quarantaine.
Il fut envoyé dans un petit temple dans les environs de Kumamoto, au coeur des montagnes. Il pourrait en être le gardien et se rendre utile aux villageois qui, en retour, lui fourniraient sa nourriture.
Au printemps suivant, il s'en alla devenant moine mendiant.
"pas d'auberge où passer la nuit
la lune
me montre le chemin" ("ah! Matsushima!")
A l'automne 1930, il revint chez sa femme qui lui proposa de travailler dans le magasin. Grâce à quelques droits d'auteur, il se loua une chambre et se lança même dans la publication d'une revue intitulée Sambaku. Mais cette vie ne lui convenait pas, l'amour entre les anciens époux était définitivement mort.
A plus de cinquante ans, Santoka était reparti.
Dans la préfecture de Fukuoka, un ami lui proposa un ermitage, certes en mauvais état mais avec un jardin et un verger. Santoka avait besoin de se reposer et d'écrire au calme. Il s'installa au Goshu-an, aussi solitaire que dans son temple d'autrefois. Il ne marchait plus , mais contemplait, immobile, le paysage. "Goshu-an le consolait des vies perdues et de la douleur d'aimer."
Son éditeur lui rendant visite, s'était inquiété
"- Ah, tu ne peux vivre comme ça! s'écria-t-il en se grattant le crane. Dans le froid et la vermine!
- Les poux apportent un peu de chaleur quand il gèle."
lui avait-t-il répondu.
Après être allé à Tokyo pour l'anniversaire de la revue Soun, Santoka avait repris le chemin de Sabare. Mais tout était devenu différent. Sa jeune soeur l'accueillit pour la nuit, mais le chassa dès le jour revenu. Il avait fait une visite au cimetière et était descendu sur la plage.
"Depuis son enfance, c'était toujours la même vague qui roulait à ses pieds; entre elle et lui, quel était l'obstiné?"
"me voilà
là où le bleu de la mer
est sans limite" ("ah! Matsushima!")
Saori l'avait rencontré sur le bord de la route et emmené chez ses amis à Matsuyama. Se sentant mal, il s'était retiré dans une chambre et avait demandé à la maîtresse de maison empressée, le nécessaire d'écriture. Il avait commencé sa lettre "Mon cher amour..." Qui était ce cher amour? Sa mère qui ne l'avait jamais quitté, son épouse qu'il avait lassée ou cette belle femme pleine de compassion?
[Le kanji "ma" est la recherche du vide, mais un vide riche de promesses. Semblable à "L'éloge de l'ombre" cher à Tanizaki.]
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