"Une voix dans la nuit" Yasushi INOUE
Ancien directeur d'école et maire de son village, Chinuma Kyôshirô est un retraité tranquille. Son épouse est décédée, ses deux fils sont établis à Tôkyô, son neveu gère la propriété familiale, il peut se consacrer à sa passion le Manyô-shû.
[Le Manyôshû est une compilation de 4516 poèmes écrits par des nobles et des fonctionnaires de la cour -561 poètes dont 70 femmes-, réalisée en 759 ou 760 (époque Nara) sur l'initiative du poète Ôtomo no Yakamochi. Ecrits en caractères chinois, les poèmes choisissent leur sujet dans les saisons, l'amour, la séparation d'un être cher. La nature y tient une grande place: les fleurs, les oiseaux -le coucou, le rossignol, les oies sauvages, les grues-, les papillons, les lucioles. La fragilité de la vie, les déceptions dans les relations humaines font l'objet de plaintes fréquentes, mais le bouddhisme tient une place plutôt minime, c'est surtout les dieux shintô qui sont vénérés.
"A quoi comparer
Notre vie en ce monde?
A la barque partie
De bon matin
Et qui ne laisse pas de sillage" Moine Manzei (fonctionnaire d'un haut rang qui se fit moine en 721) Man. III; 351
"Vous n'êtes pas de celles
Que j'aimerais en passant
Ainsi que passent les blancs nuages
Chaque matin, chaque jour,
Sur les monts empourprés par l'automne." Prince Atsumi milieu du VIII ème s.) Man. IV; 668
"Anthologie de la poésie japonaise classique" tr. G. Renondeau]
Les livres de la bibliothèque de Kyôshirô sont tous en rapport avec le Manyô-shû qui signifie "Traité des dix mille feuilles" ou "Traité des dix mille âges". Il collectionne depuis plus de trente ans les thèses, les écrits des chercheurs, les récits de voyage, les livres de photographies, les journaux qui traitent du recueil. Certains de ses livres sont rares et ont une grande valeur et Kyôshirô en prend grand soin.
Il doit partir deux jours à Tôkyô voir une exposition de livres anciens dans un grand magasin. Il logera chez son fils et verra sa petite-fille Sayuri. C'est lui-même qui a choisi ce prénom qui signifie "fleur de lis" , car dans le Manyô -shû sept poèmes parlent de cette fleur, fleur des champs simple et pure comme Sayuri le deviendra en grandissant car elle n'a que deux ans.
En sortant du magasin, Kyôshirô s'est fait renverser par une voiture et il a été hospitalisé. Il a quelques contusions et doit rester sous surveillance un ou deux jours. Mais dans son lit, il entend:
"Les bruits des voitures, les sirènes des ambulances, les grincements des grues sur les chantiers de nuit, tous les bruits de la ville lui semblaient alors comme autant de rugissements des démons.
Kyôshirô, immobile, résistait. Il écoutait les démons hurler et rugir avec furie, et il endurait son mal sans bouger, avec courage. Il savait qu'il fallait tenir bon. [...]
Car le combat de Kyôshirô contre les démons ne faisait que commencer. Une rude bataille venait de s'engager et il ne pouvait dire quelle en serait la durée."
De retour chez son fils, il sait qu'il doit s'enfuir avec Sayuri pour échapper à ces démons destructeurs et trouver un endroit protégé où elle pourra grandir à l'abri et devenir une belle jeune fille digne du Manyô-shû. Profitant de l'absence momentanée de sa bru, il réussit à partir emmenant sa petite-fille. Le soir, dans un square de Tôkyô, ne sachant pas où aller, il est aidé par une jeune fille. Originaire du mont Tsukuba, elle s'est enfuie de chez ses parents, il y a un an. Un poème du Manyô-shû parle du mont. Tendre avec l'enfant, elle plait à Kyôshirô qui lui propose de les accompagner.
" [...] Nous allons dans les champs où fleurissent les violettes, à la campagne où fleurissent les andromèdes. Et puis encore dans le Hokuriku, sur la côte de la mer du Japon et dans les montagnes du Yamato.
-Vous allez voyager vraiment partout.
-Il faut bien puisqu'il s'agit de chercher l'endroit le plus tranquille et le plus beau du monde."
Conduits par un chauffeur de taxi, ils quittent Tôkyô et prennent l'ancien trajet du Tôkaidô.
Jour après jour, ils roulent. Tous les noms écrits dans les poèmes que sont-ils devenus? La rivière Haitsuki autrefois traversée par le poète Ôtomo no Yakamochi? "A partir de ce moment-là, quelque chose de triste et froid commença à envahir le coeur de Kyôshirô." Partout les démons rugissent de la même manière. Ils ont contourné le lac Biwa, la mer d'Ômi des temps passés. Ils ont pénétré loin dans les montagnes. Et en longeant la rivière Ado, ils ont trouvé une ferme accueillante. En haut de la colline, le paysage est magnifique et calme. Kyôshirô a enfin son lieu idéal.
Tout ne se passera pas comme l'espérait Kyôshirô. Le Japon moderne est irréductible.
Mais il se lancera dans son ultime bataille.