"Le Bureau des Jardins et des Etangs" Didier Decoin
Didier Decoin nous emmène, à l'époque Heian, dans le village de Shimae où Katsuro pêche les plus belles carpes du pays destinées aux étangs du palais impérial et des principaux temples de la capitale où elles servent d'ornements vivants.
Mais Katsuro vient de se noyer dans la Kusagawa. Quelques jours après sa mort, arrivent trois émissaires de Nagusa Watanabe, le directeur du Bureau des Jardins et des Etangs, qui demande un nouvel envoi, plusieurs carpes ayant souffert de la sécheresse de l'été. Les messagers impériaux sont contrariés. Le premier magistrat du village craint que le lien entre Shimae et la cour impériale ne soit rompu, ce qui le priverait de nombreux avantages, si l'approvisionnement en carpes était interrompu. Il leur affirme donc que la veuve fera la livraison comme son défunt mari aurait pu la faire.
Miyuki a toujours été une aide précieuse pour son mari et connait tous ses secrets. Elle a creusé le bassin où il libère les carpes en rentrant de la pêche. Chaque jour elle a enrichi l'eau de larves d'insectes, d'algues, de graines de plantes aquatiques, surveillé les poissons dans leur vivier, réparé les filets, tressé les nasses. Katsuro choisissait les plus belles et les plus robustes pour le Bureau des Jardins et des Etangs.
Miyuki accepte d'entreprendre le long et dangereux voyage jusqu'à la capitale avec les carpes restantes. Mais la frêle jeune femme, la perche de bambou soutenant les deux baquets sur les épaules, ne peut porter que huit poissons tant la quantité d'eau nécessaire à leur survie est importante et lourde.
Miyuki marche le long de chemins difficiles, il lui faut traverser des forêts, franchir la chaîne de Kii, avec la crainte de trébucher, de glisser, de tomber, de perdre l'eau des baquets et voir mourir ses poissons. Avec la crainte d'une mauvaise rencontre, d'une attaque de brigands.
Le soir, dans une auberge ou un monastère, elle peut enfin soulager ses épaules douloureuses et dormir un peu. Mais elle doit protéger ses carpes de l'avidité de certains pèlerins. Une nuit, deux hommes lui voleront six carpes pour les manger. Miyuki est désespérée. Que faire? Repartir à Shimae et perdre la face devant les villageois? Continuer le voyage avec seulement deux poissons? Elle voudrait mourir. Le secours viendra d'un pêcheur du Yodogawa.
Lorsqu'elle arrive enfin dans la capitale et se présente au Bureau des Jardins et des Etangs, le directeur Nagusa est occupé à la préparation du prochain concours des parfums organisé par l'empereur.
Miyuki a eu le courage d'apporter ses carpes jusqu'à lui, parce que Katsuro, son mari tant aimé, marchait à ses côtés. Et lorsque les poissons se sont enfoncés dans les profondeurs de l'étang du temple consacré au bouddha Amitabha, tandis que les bonzes récitaient le sutra de la Terre Pure, Miyuki a compris que le fantôme de Katsuro disparaissait avec ses deux carpes survivantes.
Avant de repartir dans son village, Miyuki la paysanne, qui sent le sous-bois, la mousse après l'averse, la vase, la poussière et peut-être même l'urine et le crottin de cheval, offrira au vieillissant directeur du Bureau des Jardins et des Etangs, une dernière gloire auprès de son empereur.