"Le dimanche des mères" Graham Swift
Au moment où l'aristocratie anglaise perdait ses fils en grand nombre, ses domestiques et ses chevaux, Jane entrait au service des Niven. Jane était une enfant trouvée et avait grandi dans un orphelinat qui lui avait donné un peu d'instruction. Jane Fairchild, c'était le nom qui lui avait été attribué par l'institution. Pourquoi ce nom et pas un autre? Mais Jane n'était pas du genre à pleurer sur son sort. Elle voulait apprendre et elle apprenait vite.
Elle était bien traitée chez les Niven. Lorsqu'elle avait demandé à Monsieur Niven l'autorisation d'emprunter des livres de la bibliothèque, il avait été surpris -savait-elle seulement lire?- mais la lui avait donnée. "Jane, lui disait-il, vous ne lisez que des livres pour les garçons". Mais l'avait laissée faire.
Des trois familles des environs, les Niven, les Sheringham et les Hobday, il ne restait que Paul Sheringham, trop jeune pour aller à la guerre. Paul était l'amant de Jane depuis sept ans. Il n'avait jamais été question de sentiments entre eux, mais un jour Paul lui avait dit "Jane, tu es mon amie". Elle avait compris qu'il ne devait pas avoir beaucoup d'amis et encore moins d'amies. Considérait-il Emma Hobday, qu'il devait épouser -Jane le savait- comme une amie?
En ce dimanche 30 mars 1924, Mr Niven avait demandé, tandis qu'elle servait le petit déjeuner, "Jane, qu'allez-vous faire aujourd'hui?". Comme le voulait la coutume, les domestiques disposaient de leur journée pour rendre visite à leur mère. Milly, la cuisinière, devait partir dans sa famille en prenant la première bicyclette. "Avec votre permission Monsieur, je prendrai la seconde bicyclette pour faire une promenade ou je resterai dans le parc pour lire". Mr et Mme Niven devaient rejoindre leurs amis au restaurant où les projets de mariage entre Paul et Emma seraient discutés.
Ce dimanche était une douce journée déjà printanière. Le téléphone avait sonné. "Rendez-vous à 11h devant l'entrée principale".
Jane était donc entrée pour la première fois dans ce manoir et Paul l'avait conduite dans sa chambre. La fenêtre était ouverte et le soleil l'illuminait. En partageant une cigarette, il avait dit "J'ai rendez-vous à 13h30 avec Miss Hobday". Allongée sur le lit, elle l'avait regardé s'habiller avec la nonchalance de sa caste, alors même qu'il était très en retard. Puis "Prends ton temps, il y a de quoi manger à la cuisine, je te laisse la clé dans le vestibule, cache-la sous la grosse pierre à l'entrée". Elle avait entendu les pneus crisser sur les graviers de l'allée et le silence était revenu.
Jane avait compris que c'était son cadeau. La faire entrer par la porte principale comme une invitée, laisser la maison rien que pour elle. Nue, elle avait visité le salon et la bibliothèque -semblable à celle des Niven- mangé dans la cuisine froide, avait utilisé son cabinet de toilette et était partie en passant par les bosquets et la porte dérobée qu'elle connaissait bien. Paul était déjà mort.
A quatre-vingt-dix ans, Jane Fairchild était un écrivain célèbre depuis de nombreuses années, souvent interrogée par des journalistes. "Quand êtes-vous devenue écrivain?" lui demandait-on. "A ma naissance" aimait-elle répondre. En fait, elle était devenue écrivain trois fois: à sa naissance, le soir de ce beau dimanche de mars 1924 lorsqu'elle avait commencé à lire "Jeunesse" de Joseph Conrad - livre qu'elle aurait lu dans la journée si le téléphone n'avait pas sonné- et lorsque son nouveau patron, le propriétaire de la librairie d'Oxford, lui avait dit "Je change de machine à écrire, l'ancienne vous ferait-elle plaisir?".