RYÔKAN
YAMAMOTO EIZO est né en 1758 à Izumozaki dans la province d'Echigo (actuelle Niigata) le long de la mer du Japon -la culture du riz et la pêche ont fait sa fortune- Le port d'Izumozaki reçoit l'or des mines de l'île de Sado (exploitées depuis le XI ème siècle) qui est transporté jusqu'à Edo (actuelle Tokyo). L''île attire artistes et intellectuels, il reste aujourd'hui 35 théâtres Nô (le Nô date de l'époque Muromachi 1392-1568) sur les 88 que comptait Sado, qui fut pendant des siècles le refuge des exilés.
Tokugawa Ieyasu devenu shôgun en 1603 ayant établi son gouvernement ( bakufu) à Edo commence l'époque Edo qui prendra fin en 1868. Il poursuit l'unification politique du pays commencée au XVI ème siècle. Tokugawa est hostile à la religion chrétienne qu'il voit comme un instrument de conquête des Européens -les premiers missionnaires sont arrivés dans les années 1550-, elle est définitivement bannie en 1637. Le Japon se ferme: interdiction aux Japonais de voyager à l'étranger (1635), aux navires portugais d'accoster (1639), seuls les Hollandais peuvent faire escale à Nagasaki pour commercer. Durant cette période les Européens continuent à s'intéresser au Japon grâce à trois savants qui se sont joints aux commerçants hollandais, dont un Allemand, son récit de voyage fut publié en 1727 en Angleterre et 1729 en France.
Le père d'EIZO, Yamamoto Shinzaemon a été adopté par la famille de son épouse, de prospères armateurs, dont il a pris le nom -coutume fréquente dans les familles sans héritier mâle- C'est un poète renommé dans sa province, dont le nom de plume est Tachibana I'nan. Il exerce la fonction de prévôt du village et de prêtre du temple shintô, qu'il a reçu de son beau-père.
Eizo est l'aîné (le premier fils est décédé) d'une fratrie de sept enfants. Sa jeunesse se passe dans l'atmosphère lettrée et religieuse d'une famille aisée.
A sept ans, il étudie à l'école monastériale du temple de l'ordre Zen affilié à l'école Soto, introduite au Japon par le moine Dogen (1200-1253), le Kôshôji, à Amazé, village voisin.
Puis à douze ans, il est hébergé par la famille d'origine de son père, il poursuit ses études dans "un collège d'humanités chinoises", école privée dispensant un enseignement confucianiste, fondée et dirigée par le poète Ômori Shiyô (1728-1791).
Il est destiné à prendre la succession de son père. Mais à dix-huit ans, il préfère entrer au monastère Kôshôji où il reçoit la première ordination par le supérieur Genjô Haryô. Il devient moine en 1779 sous le nom de RYÔKAN qui signifie "Bon et Bienveillant". Son ordonnant est l'ancien maître de Haryô, Kokusen (1723-1791). Lorsqu'il retourne au monastère Entsûji de Tamashina dont il est le supérieur, Ryôkan décide de devenir son disciple et de l'accompagner.
Pendant ce temps son père I'nan multiplie les voyages de poète à travers le pays. Jugé incompétent, il a quitté ses fonctions de maire et son deuxième fils Yûshi lui a succédé. En 1783 sa mère décède. En 1785 Ryôkan revient chez lui pour un court séjour.
En 1789 il est nommé chef des moines de l'Entsuji. Il reçoit de son maître, qui le désigne comme son successeur, le sceau certifiant sa maturité bouddhique.
Mais lorsque Kokusen meurt en 1791, Ryôkan refuse la direction du monastère. Il ne supporte plus la vie en communauté et la mainmise du gouvernement shôgunal sur les temples. Il préfère partir en pélérinage consulter les manuscrits du moine Dogen conservés dans différents temples.
Ryôkan va passer les dix ans suivants comme moine itinérant -unsui- allant de temple en auberge avec son chapeau de laîche, sa canne de glycine et son bol pour mendier son riz.
"Le riz pour demain
dans l'écuelle de fer -
la fraîcheur du soir" ("Les 99 haÏku de Ryôkan" tr. Joan Titus-Carmel)
"au bord du chemin
cueillant des violettes
j'ai oublié mon bol
mon bol
mon bol à moi" ("Recueil de l'ermitage au toit de chaume" tr. Cheng Wing fun et Hervé Collet) recueil de tankas, poèmes en japonais de 31 syllabes
"en haillons, en haillons,
en haillons telle est ma vie
je mendie ma nourriture au bord de la route
j'ai abandonné ma maison aux herbes sauvages
toute la nuit je regarde la lune en fredonnant
épris des fleurs j'oublie de rentrer
depuis que j'ai quitté le temple où j'ai été formé,
par mégarde je suis devenu une vieille bourrique" ("le moine fou est de retour" tr.Cheng Wing fun et Hervé Collet) recueil de poèmes en chinois
En 1795, le père de Ryôkan se noie à kyoto. S'est-il suicidé ou a-t-il été assassiné? Il avait écrit un ouvrage où il affirmait son attachement à la cause impériale et son opposition au shôgun qui impose une gouvernance autoritaire.
Durant l'hiver, Ryôkan retourne dans son village natal, près de son frère Yûchô, supérieur du temple de l'ordre Shingon à Izumozaki (ses frères Kaoru, qui était poète, et Yûchô décèdent en 1798 et 1800).
A partir de 1797, Ryôkan occupe un ermitage au mont Kugami (à neuf kilomètres au nord d' Izumozaki) appartenant au monastère Kokujôji de la secte Shingon, le GOGÔAN, où il passera une vingtaine d'années. L'ermitage a été reconstruit d'après l'original au début du XX ème siècle.
"l'eau à puiser à la source
le bois à couper
les légumes à cueillir
dès que cessera
l'averse du matin"
"à côté de mon ermitage
les cent plantes
que j'ai semées et soignées
livrées
à l'humeur du vent"
"l'automne s'approfondit
la solitude
s'accentue
dans mon ermitage en chaume
il est temps de fermer la porte" "Recueil de l'ermitage au toit de chaume"
Les jours de mauvais temps ou lorsque la neige est trop épaisse, il reste dans son ermitage, médite, lit des soutras, pratique la calligraphie er écrit des poèmes. Lorsqu'il fait beau, il part mendier sa nourriture, va boire du saké et discuter avec ses amis. Il prend un bain chez l'un, emprunte des livres chez l'autre, joue avec les enfants - il a toujours sur lui sa balle faite de tissu, image de lui restée célèbre. Il est bon et compatissant aussi bien avec les hommes qu'avec les animaux, on l'appelle avec affection "Grand sot".
"sorti
pour mendier ma nourriture
dans un pré printanier
je me suis mis à cueillir des violettes
la journée déjà se termine"
"le vent est clair
la lune brillante
allez, ensemble
dansons toute la nuit
un dernier souvenir pour ma vieillesse" "Recueil de l'ermitage au toit de chaume"
En 1801, les haÏkaï de son père sont publiés à titre posthume. En 1805, un moine qu'il a connu à Kyoto et qui l'admire, fait l'éloge de ses poèmes en chinois, qui seront publiés en 1812 dans deux recueils de poèmes. C'est peut être la même année qu'il recopie un ensemble de ses poésies japonaises.
"me revient
mon pays natal quand partent
dans la nuit les oies sauvages" ("Pays natal" tr. Cheng Wing fun et Hervé Collet) recueil des haïku de Ryôkan
"tapant sur mon bol d'aumône en métal
autrefois comme aujourd'hui
tapant sur mon bol d'aumône en métal"
"quelqu'un arrive
une fois de plus mon bonnet
je vais devoir ôter"
"le vent qui traverse la jeune verdure
souffle dans ma soupe
des pétales de pivoines blanches"
"ma coupe
se vide à contempler
cette belle journée d'automne"
"la pluie tombe
la tristesse de ce jour envahit
le moine Ryôkan"
"sur la clôture en branchages
des petits oiseaux se rassemblent
matinée de neige" "Pays natal"
En 1818, il décide de s'installer au pied du mont Kugami, dans l'ermitage OTOGO, plus accessible, dans l'enceinte du temple shinto.
La "Vie du maître de zen Ryôkan" - première notice biographique- est écrite par un ami. Et en 1823 paraît "Une vie de Ryôkan".
Accompagné de Henchô, sorte de "cadet selon la Loi bouddhique" -Ryôkan toujours modeste se considère comme un grand frère et non comme un maître- il entreprend un long voyage dans les années 1822-25.
L'hiver 1826 est particulièrement froid, malade, Ryôkan accepte l'hospitalité de son ami Kimura de Shimazaki (à une dizaine de kilomètres au sud du mont Kugami) et s'installe dans une chaumière à l'intérieur de sa propriété. Malgré la vie plus facile dans le village, il regrette son ermitage dans les bois. Son frère Yûshi, devenu moine, lui fait de fréquentes visites. C'est à ce moment qu'il rencontre Teishin (1798-1872), une jeune bonzesse admirative. Leur lien de tendre amitié va adoucir ses dernières années.
Le 18 février 1831, entouré de Yûshi, Teishin et Henchô, Ryôkan meurt en laissant ce poème:
"que laissé-je en héritage?
les fleurs au printemps
le coucou en été
les feuilles rouges en automne" "Pays natal"
"du clair de lune
attends la lumière
avant de rentrer
le sentier de la montagne
de bogues de châtaignier est jonché"
"comme un mince filet d'eau
se frayant un passage entre les rochers
couverts de mousse
aussi allègrement
j'ai traversé cette vie"
"la vie en ce monde
à quoi la comparer?
à un écho
qui se propage
et se perd dans le vide" "Recueil de l'ermitage au toit de chaume"
Quatre après son décès, Teishin fait paraître un recueil "La rosée d'un lotus":
"Ainsi donc, ces poésies qui, étant dispersées, auraient fini comme le bois fossile enfoui au creux de la ravine, pour disparaître dans un oubli des plus regrettables, je les ai cherchées ou réclamées ici et là, mises enfin en recueil, et celles que nous avons échangées au temps où il m'arrivait de fréquenter l'ermitage de l'auteur, je les ai recopiées pour les inclure dans le même cahier. Comme un souvenir du maître, je les garde auprès de moi, afin d'être à tout moment, par cette lecture, ramenée vers un passé qui m'est si cher!
Ecrit en l'an 6 de l'ère Tempô (1835) le premier jour du 5ème mois par Teishin"
"Poésies de Ryôkan:
Devant la tombe du moine SAIGYÔ en lui offrant des fleurs:
Si cueillies pour vous
ces fleurs semblent posséder
de faibles attraits
veuillez leur être indulgent
Pour cet humble témoignage
A ceux qui partout
sont aux affaires publiques
je m'adresse ainsi
votre esprit originel
surtout ne l'oubliez pas
Poésies échangées:
Pour avoir appris que le Maître avait accoutumé de jouer à la balle, je lui adressai ceci:
Voilà bien comment
on suit la voie du Bouddha
tout en y jouant
sans fin Infinie aussi
la profondeur de sa Loi
sa réponse:
Jouez donc vous-même
un deux trois quatre cinq six
sept huit neuf et dix
mais lorsque le compte y est
il vous faut recommencer" ("La Rosée d'un lotus" tr. Alain-Louis Colas)