"Histoire de Madame de Sévigné, de sa famille et de ses amis" J. AD. AUBENAS (A.Allouard Libraire) 1842
Au mois de mai 1671, Mme de Sévigné s'en alla en Bretagne avec son fils et son oncle. Arrivée à ses "pauvres Rochers" où désormais sa fille est absente, elle écrit (lettre du 31 mai 1671) "Peut-on revoir ces allées, ces devises, ce petit cabinet, ces livres, cette chambre, sans mourir de tristesse!".
La marquise aimait réellement la campagne. Elle achetait régulièrement des terres pour agrandir son parc où elle allait se promener. "Cet amour poétique et désintéressé de la nature pour la nature même, est un sentiment du siècle suivant. [...] Madame de Sévigné aime la campagne pour elle-même, pour sa liberté, pour sa rêverie, pour son silence et son repos. Elle y est heureuse plus qu'ailleurs; aussi personne, à sa date, n'a parlé comme elle des merveilles de la nature, du triomphe du mois de mai, de la mélancolie de l'automne: elle a trouvé la première les mots, comme la première elle a éprouvé ces sentiments."
Son oncle gérait méticuleusement ses biens.
Sa fille avait été accueillie avec chaleur par les membres de la famille de Grignan et Mme de Sévigné se rejouissait de lui avoir fait faire un si beau mariage. Toute la Provence n'était pas si bienveillante, Mr de Grignan avait des opposants - la marquise conseillait à sa fille de faire bonne figure à tous- mais, au fil du temps, il a su avec habilité les rallier à sa gouvernance. Cependant il avait un défaut, il ne s'occupait pas de ses affaires, les créanciers s'accumulaient, et c'est son épouse qui avait la charge et les préoccupations de gérer le quotidien. Lors de leur premier séjour à Grignan, l'oncle de Mme de Sévigné avait tenté de conseiller Mr de Grignan, mais celui-ci n'était pas homme à se laisser dicter sa conduite. Fâché, le "bien-bon" refusa de retourner à Grignan.
"Mon fils, dit-elle (lettre du 21 juin 1671) , nous lit des bagatelles, des comédies, qu'il joue comme Molière, des vers, des romans, des histoires; il est fort amusant, il a de l'esprit; il entend bien et nous entraîne. Il nous empêche de prendre aucune lecture sérieuse, comme nous en avions le dessein: il me fait lire "Cléopâtre" et, malgré moi, je l'écoute et j'y prends encore quelques amusements. [...] C'est une folie, ajoute-t-elle à sa fille, dont je vous demande le secret."
Chaque année se tenaient à Rennes les Etats de Bretagne, sous la présidence de Mr et Mme de Chaulnes, gouverneurs de la province, amis de Mme de Sévigné. Ellle y était invitée: "Quoique cette femme ne soit rien, qu'elle soit sans crédit, sans influence à la cour, on ne saurait s'imaginer tous les honneurs dont on l'entoure." C'est grâce à ses lettres qu'on se rend compte de "ce qu'étaient alors les Etats provinciaux avec leurs dîners sans fin, leurs bals éternels, leurs comédies et leur musique."
Puis le calme revenait et la réflexion de Mme de Grignan prenait toute sa valeur: "Que les jours où l'on n'attendoit pas de lettres étoient employés à attendre ceux où l'on devoit en recevoir."
A Paris, Mme de Sévigné fréquentait le cercle de Mr de Larochefoucault (auteur des "Maximes" publiées en 1663) et de Mme de La Fayette, "qu'unissait dès lors ce sentiment dont on peut dire également que c'était de l'amitié qui ressemblait à de l'amour, ou de l'amour qui ressemblait à l'amitié." Il se dépeint lui-même comme mélancolique. Quant à Mme de La Fayette [elle] "est loin d'offrir le feu, la verve, l'entrain de son amie, Madame de Sévigné. Son esprit affecte un ton plus sérieux, plus grave, plus contenu. Elle est plus sobre d'émotions, de ces élans du coeur et de l'âme, qui échappent par des mouvements si soudains à Madame de Sévigné. [...] Avec cet amour du vrai, ce jugement droit, ce tact et cette solidité, on peut très bien se figurer les qualités d'écrivain de Madame de La Fayette, dès qu'elle voulut écrire ses romans. [...] C'est proprement elle qui a créé le roman en France, et cela en soumettant les élans de la passion et les écarts de l'imagination au joug salutaire de la mesure et du bon sens."
Le duc demeurait dans le faubourg St Germain et Mme de La Fayette en face du Petit-Luxembourg. Chez l'un ou l'autre "Madame de Sévigné y va tous les jours; elle y passe ses soirées, elle y soupe, elle y écrit." Leur santé n'était pas bonne, il souffrait de la goutte et Mme de la Fayette devait être dépressive. "C'était là, il faut avouer, une société peu gaie. Mais Madame de Sévigné n'était pas femme à fuir ses amis parce qu'ils étaient tristes et malades. Personne n'a en plus qu'elle des soins délicats pour des amis en cette position. Elle leur apportait un peu de son naturel enjoué et de son esprit vif et gai." (Lorsque sa tante Henriette de Coulanges tomba malade, elle avait prévu de rendre visite à sa fille, on devine combien ce voyage était important pour elle, mais elle le remit à plus tard pour rester près de la vieille dame et veiller sur ses derniers jours.)
Ils ont des conversations littéraires et le goût des maximes gagne Mme de Sévigné et donc sa fille. Elles échangent les commentaires sur les nouvelles maximes du duc, et Mme de Grignan en envoie -perdues- que sa mère trouve "sublimes". Ils lisaient les Fables et Contes de La Fontaine -Mme de Sévigné encourageait sa fille à les lire, mais elle ne les aimait pas.
Par dessus tout, les deux amis adoraient sa fille. Mme de Grignan, et surtout son mari, craignaient les démonstrations excessives de son amour maternel, mais elle répondait à leur appréhension:
"Il ne faut pas que vous croyiez que je sois ridicule (lettre du 23 mars 1672) je connois mes gens, je sais le temps et le lieu, - il me souvient encore comme il faut vivre pour n'être pas pesante."
Elle pouvait ouvrir son coeur chez son cousin Mr de Coulanges. "Saint Simon, qui l'avait connu dans sa vieillesse, en a fait un portrait très ressemblant: "C'était, dit-il, un très-petit homme, gros, à face réjouie, de ces esprits faciles, gais, agréables, qui ne produisent que de jolies bagatelles, mais qui en produisent toujours et de nouvelles, et sur-le-champ; léger, frivole, à qui rien ne coûtoit, que la contrainte et l'étude, et dont tout était naturel." Mme de Coulanges avait elle aussi la repartie vive et preste, ce qui n'était pas pour déplaire à sa cousine.
"Au retour des Rochers, le jour même de l'arrivée, nous avons vu Mme de Sévigné accourir chez Mr de Coulanges, qui revenait de Provence, et on l'adore parce qu'il parle de Mme de Grignan; et vous savez ce qui arrive, c'est qu'on pleure et le coeur presse si étrangement qu'on lui fait signe de la main de se taire, et il se tait." (lettre du 18 décembre 1671)
Mme de Sévigné allait aussi chez le cardinal de Retz. "Rejeté hors de la politique, des affaires et de la cour, cet homme, qui se survivait, passait sa vie dans un ennui incommensurable, réservé à tous les ambitieux qui n'ont pu atteindre l'objet de leurs désirs. Obligé de se surveiller et de resteindre son entourage pour ne pas trop effaroucher la mémoire chatouilleuse de Louis XIV, il avait fait un choix d'amis dont il fut sûr, et avec lesquels on pût se dédommager un peu de sa nullité présente en rappelant les souvenirs communs de son ancienne importance."
Elle avait deux autres amis intimes, Messieurs d'Hacqueville et Corbinelly, confidents discrets et indulgents, souvent présents dans ses lettres.
Parmi les personnes qui rendaient visite à la marquise, il y avait Mme Scarron. Depuis 1669, Mme Scarron était chargée d'élever les enfants adultérins de Louis XIV et de Mme de Montespan. On lui avait donné une maison près de Vaugirard, mais pour garder sa mission secrète, elle continuait sa vie ordinaire et ses visites à Mme de Sévigné. Le jour de Noël 1672, elle écrit "Nous soupons tous les soirs avec Mme Scarron; elle a l'esprit aimable et merveilleusement droit." Mais aussi (lettre du 9 mars 1672) "Elle vous sait bien louer à ma fantaisie." Mme Scarron devait avoir aussi un grand talent de flatteuse!
Mme de Sévigné allait parfois à St Germain ou aux Tuileries. Elle avait le désir de ne pas déplaire au roi qui n'aimait pas que l'on affectât de s'éloigner de sa cour, car il y allait de l'intérêt de ses enfants.
Mme de Sévigné avait aussi ses entrées dans la bonne société parisienne.
Louée dans sa jeunesse pour son esprit pétillant, elle était désormais célèbre pour sa correspondance. Ses lettres étaient lues par plusieurs personnes autres que leurs destinataires. Aussi la mère et la fille devinrent-elles prudentes dans leurs échanges et utilisèrent des codes pour citer certaines personnes. Mme de Sévigné ne colportait jamais les rumeurs ou les propos malveillants, mais lorsqu'une lettre se perdait elle soupçonnait, à tort ou à raison, les espions de roi.
En juin 1672, Mme de Sévigné rendit visite à sa fille à Grignan. Elles purent se dire en tête à tête ce qu'elles ne pouvaient s'écrire: Mme de Sévigné les secrets de cour et d'Etat, Mme de Grignan le véritable état de ses affaires domestiques. Mr de Grignan voulut faire voir à sa belle-mère la Provence et son gouvenement. Elle se rendit à Lambesc, Arles, Aix, Marseille. Sa fille la rejoignit à Aix où elles passèrent l'hiver et elles retournèrent Grignan en juillet 1673. Attendue par ses amis, la marquise revint à Paris en novembre.
Mme de Sévigné pensait, qu'après trois ans d'absence, sa fille devait se présenter à la cour. "On ne l'avait pas oubliée à la cour; la Reine et Monsieur s'étaient eux-mêmes intéressés à ce retour; elle y fut bien accueillie."
Pou Mr de Grignan "le Roi était content de ses services. [...] On lui sut gré aussi de ménager sa province, et d'avoir trouvé le moyen d'y faire aimer sa personne, tout en y faisant respecter le pouvoir." En mai 1674, il s'en alla, laissant son épouse auprès de sa mère. Mme de Grignan retrouva son frère et son beau-frère Adhémar, qui tous deux avaient participé à la guerre de Hollande. Le cousin Bussy, qui avait obtenu la permission de quitter la Bourgogne et de se rendre à Paris quelques jours, en profita pour leur rendre visite et renouer avec Mme de Sévigné.
Il y eut quelques malentendus entre les deux femmes. Mais Mme de Grignan n'avait pas une position facile "placée entre sa mère et son mari, entre deux affections dont les exigences se combattaient et l'obligeait à des choses entièrement opposées." La nature réservée de Mme de Grignan l'empêchait de se plaindre.
"D'autres fois c'était la santé de sa fille et les craintes de la mère qui causaient les tourments [...] la mère veut que sa fille craigne pour son état, afin d'être assurée de sa prudence et de son obéissance; et celle-ci, en dissumulant ses souffrances avec courage, prétendait ménager sa mère et lui prouver son amour. Ainsi, c'était à force de soins, d'attentions, de bonne volonté, de dévouement, qu'elles parvenaient à se rendre malheureuses."
Mme de Grignan retourna en Provence le 24 mai 1675. Sa mère et leurs cousins de Coulanges l'accompagnèrent jusqu'à Fontainebleau. Et reprit leur tendre correspondance.
La même année, Mr de Grignan reçut son oncle, l'archevêque d'Arles, à qui il promit d'être moins négligent et moins dépensier à l'avenir, au grand soulagement de son épouse, qui régla, avec l'oncle, les créances.
En décembre 1675, le baron de Sévigné, après deux ans de guerre, revint aux Rochers auprès de sa mère. "Nous lisons beaucoup, dit-elle, et du sérieux et des folies, et de la fable et de l'histoire." (lettre du 29 décembre 1675)
"Comme toutes les bonnes et saines natures, elle trouvait dans tout un sujet d'étude et d'amélioration." Mme de Sévigné et sa fille voyaient dans "Les Essais de morale" de Nicole un chef-d'oeuvre. Le fils beaucoup moins. Il écrivait à sa soeur le 2 février 1676: "de tout ce qui a parlé de l'homme et de l'intérieur de l'homme, il n'a rien vu de moins agréable. Pascal, la Logique de Port-Royal, et Plutarque et Montaigne parlent bien autrement; celui-ci parle parce qu'il veut parler, et souvent il n'a pas grand' chose à dire."
On devine que, tandis qu'il faisait la lecture à sa mère, elle devait le faire profiter de ses propres sermons!
Mais c'était une mère indulgente, lorsqu'il allait "courtiser" à Vitré, il oubliait un peu ses devoirs car "s'il se divertit, il est bien."
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